@gabriel.plassat , @Benjamin, Jean Millerat
Je ne sais pas trop si ce que je vais écrire est hors sujet, mais dans le cadre de la création de la coopérative multi on se pose très sérieusement la question de la mutualisation de moyens financiers pour développer des communs numériques. Je mets ce post ici mais ça pourrait tout autant être là…
Pour faire bref :
J’ai d’abord cette réaction quand je lis « les banques ne savent pas comment financer un commun » : un commun n’existe pas en lui-même, ce sont des personnes (physiques ou morales) qui le maintiennent et lui donnent une consistance. Parfois le commun prodigue des moyens d’existence par lui-même (stock de poissons par exemple), parfois le commun a justement vocation à être gratuit pour tous (commun numérique comme Wikipedia). Chercher à financer un commun numérique c’est en définitive trouver une manière de flécher des financements vers ces mêmes personnes qui, soit initient le commun (en phase de R&D), soit cherchent à le pérenniser pendant une période où le commun ne permet pas à ces personnes de s’auto-financer.
La problématique que je voulais poser ici est celle de la place des sociétés commerciales (dont en particulier les SCOP, auto-entrepreneurs et TPE) dans la vie des communs, et des moments où leur apporter une aide financière se révèle critique. Les financements/investissements pour initier ou pérenniser des communs nécessitent des montants en général assez lourds, difficilement assumables par une structure seule, surtout si elle est petite. En somme comment les commoners peuvent-ils mutualiser des moyens conséquents afin de pouvoir en redistribuer à des sociétés commerciales type SCOP, qui sont souvent à la fois initiatrices et « mainteneurs » d’un commun ?
En dehors des subventions pour arriver à mobiliser de tels montants on pourrait penser à un système de « fonds commun » où des acteurs publics et privés pourraient abonder en numéraire, en premier lieu desquels les sociétés commerciales (genre SCOP) dont le modèle économique tourne autour de la création et valorisation de communs.
Il faut alors pour gérer ce système trouver un véhicule juridique à la lucrativité limitée, à mission, et à la gouvernance démocratique…
…une sorte de « tontine » ou « fonds d’investissement pour les communs, par les commoners ».
Pour faire long :
Quelques repères pour vous donner notre perspective, qui n’est pas celle d’une banque / société financière mais bien celle d’une SCOP oeuvrant pour le numérique libre, en partant d’un exemple concret :
- on travaille à développer un commun numérique, ici data patch.
- on a « investi » des semaines voire des mois de travail afin de pouvoir déposer des dossiers de demandes de financements qui tiennent la route. Cet investissement initial se décompose en : du temps de conception, de l’ingénierie (du code) afin de faire des démos / teasing / POC, la mobilisation des parties prenantes, imaginer un modèle économique autour du commun, rédaction des dossiers, etc…
- tout ce temps de R&D n’est pas facturé mais il a bien un coût en temps-homme. Selon la manière de voir les choses et dont le projet évolue c’est soit un investissement, soit une perte sèche.
- dans le cas où on arrive à trouver un ou plusieurs financeurs initiaux (subvention ADEME par exemple) l’enveloppe de départ permet d’avancer très sérieusement, mais ne résout pas à elle seule la question de la pérennité du projet à plus long terme.
- on a pu se « permettre » cet investissement en temps au départ pour des raison assez extra-ordinaires, mais on ne pense pas que cette modalité de R&D soit durable car très risquée. Il faut vraiment des conditions assez spéciales pour se le permettre, rarement synonymes de stabilité, par exemple : droit au chômage, et/ou début de carrière, et/ou argent mis de côté au préalable dans lequel on puise, et/ou sacrifices sur son train de vie pendant des mois…
La problématique telle qu’on peut la modéliser depuis cet exemple et depuis notre point de vue de SCOP (donc une société commerciale à lucrativité limitée) :
- Le produit développé est open-source / libre. C’est un commun numérique, il n’a pas vocation à être accaparé, et c’est la vocation de la SCOP de produire des outils libres .
- Pourtant le développement initial ainsi que les développements ultérieurs nécessitent des investissements, notamment en salaires. On pourrait imaginer que cet investissement initial est uniquement du au bénévolat mais ce modèle a des limites dès qu’on souhaite travailler sur un commun numérique un peu complexe : cela demande de faire appel à des compétences parfois pointues, de travailler en équipe, et surtout d’y consacrer pas mal de temps. Les droits au chômage y remédient parfois mais là encore on est à la limite du modèle de l’intermittence… Bref l’investissement en R&D est lourd, et plus il est lourd (comme dans un projet de commun complexe techniquement) plus il est risqué (pour la boîte comme pour les individus qui le mènent).
- Le savoir-faire sur le commun initial réside de facto dans la société / SCOP qui a l’initiative du commun. Plus exactement dans l’équipe qui créée ce commun initialement… C’est le cas de la majorité des initiatives libres : au départ c’est souvent une équipe très réduite de passionné·e·s (cf open models )
- Le modèle économique autour du libre pour une société commerciale repose souvent sur le service autour du logiciel libre : customisation / conseil / amélioration… pour assurer la pérennité du projet il faut stabiliser l’emploi des personnes en charge du commun, et donc avoir des revenus pour payer cette équipe.
- Entre deux contrats il est nécessaire de continuer à faire « vivre » cet outil libre pour éviter qu’il périclite : animer la communauté, améliorer le code, faire la promotion du commun… cela demande aussi de financer ces tâches et ces postes…
- ( voir aussi cette étude sur les business models des logiciels open source )
Donc pour schématiser on a deux « moments » cruciaux où il le producteur d’un commun a un besoin de financements qui ont de fortes chances de ne pas être couverts par de la prestation de service habituelle :
- en phase de R&D
- en phase de fonctionnement / essaimage / pérennisation, entre deux contrats de service…
Si on est réalistes en terme de montants, et si on cherche une approche réellement professionnelle, professionnalisante et une stratégie industrielle pour les communs numériques : comment trouver les ressources pour une équipe de 2/3 personnes pendant plusieurs mois en phase de R&D et/ou entre les phases de prestation de service ? J’ajouterai ici que convaincre 3 personnes à haut niveau de diplômes (ingénieurs, designers…) avec de l’expérience, de travailler pendant 3 mois à plein temps sur un projet de commun numérique, ceci n’est décemment pas envisageable sous le mode du bénévolat ou à un niveau SMIC.
Encore une fois on pourrait se dire que l’assurance chômage permet d’éponger le coût de R&D (comme cela s’est passé historiquement avec le système de l’intermittence), mais se reposer sur le chômage pour faire de l’innovation est-ce vraiment valoriser une filière (celle des communs) ? Plus fondamentalement encore, se reposer sur un filet de sécurité réel qu’est le chômage mais qui est un filet avant tout individuel, est-ce réellement efficace quand on sait l’importance du travail en équipe et de la coopération dans les projets innovants de communs ?
Ce niveau d’investissement est difficilement possible pour des TPE, SCOP, associations, cad des acteurs habituellement moteurs dans le milieu du numérique libre.
En réfléchissant à ces points on peut imaginer différents types de stratégies visant à épargner des sommes suffisantes pour financer des communs, en dehors de la valorisation de services associés, soit :
-
Une approche « interne », entreprise par entreprise. Avoir une activité de services initiale, et profiter de chaque contrat pour mettre de côtté une part de l’enveloppe dans de la R&D ou pour pérenniser un commun sur lequel la société a des compétences. Cette solution a le mérite de garder la liberté de choix en interne, mais pose la question du niveau d’investissement nécessaire vus les montants nécessaires importants et la faible taille des acteurs habituels.
-
Une approche « mutualiste » : faire un « pot commun ». Par exemple que plusieurs coopératives / associations abondent à un fonds commun qui permettra de financer/flécher de la R&D ou de la pérennisation. Cette solution résout la question de la masse critique d’investissement mais pose la question de la gouvernance : quels communs financer et comment redistribuer ?
C’est la seconde stratégie qui me semble aujourd’hui la plus intéressante pour avoir un réel effet de levier et financer des projets de communs (numériques ou non) de plus grande envergure, à visée industrielle, innovants, et pour garantir leur pérennité.
Je dis ça mais j’admets n’avoir qu’un point de vue et une expérience très limités sur la question. La question que je pose ici est simplement la suivante :
Quel véhicule pour mutualiser des fonds entre différents types d’acteurs, dans le but de créer ou pérenniser des communs, tout en permettant une gouvernance démocratique ?
On peut lister plusieurs types de véhicules qui pourraient répondre à cette question :
- la fondation ou la fondation d’entreprises : on peut citer comme exemples la fondation Mozilla, l’Open Knowledge Foundation, la Wikimedia Foundation… La fondation peut recevoir des dons et des subventions, donne des avantages fiscaux aux donateurs, mais elle ne peut pas redistribuer ces fonds à des sociétés commerciales. Pour pérenniser un commun initié par une structure commerciale cela supposerait d’absorber l’équipe de la société dans la fondation.
- le fonds de dotation : peut recevoir des dons mais toujours pas redistribuer ces fonds à des sociétés commerciales. Idem que la fondation en ce qui concerne l’internalisation.
- la tontine : un système de mutualisation qui peut sembler pertinent sur le principe (celle de la tontine rotative) mais doit être géré par un organisme financier (AFD par exemple ?) et nécessite au minimum 200 membres en France. Mais peut-être y-a-t’il des subtilités qui m’échappent car il existe ce genre de service en ligne
- le Groupement Industriel Economique (ou GIE) : pas de capital minimum, 2 personnes physiques ou morales minimum, pas de capital minimum, à but non lucratif, simple à mettre en place, mais avec une responsabilité solidaire et indéfinie des membres du GIE.
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un fonds d’investissement spécialisé pour les sociétés commerciales qui veulent créer des communs numériques, abondé par de multiples acteurs (publics ou privés), avec 2 finalités :
- le capital d’amorçage (R&D d’un commun numérique par une asso/une SCOP) ;
- le capital-développement (entre 2 contrats de service, pour payer de l’animation et du développement hors facturation à des clients ).
Comme je ne suis pas banquier ni fiscaliste je ne peux pas vraiment aller plus loin que ça dans ma réflexion. Toutefois j’ai l’impression que le fonds d’investissement a l’air moins limité que la fondation ou que le fonds de dotation, car il pourrait être abondé ET redistribuer, à la fois par et vers des structures privées ou publiques.
Mon autre impression de néophyte est que le fonds d’investissement est un outil habituel dans le monde de financement des startups. C’est donc un peu logique d’arriver à ce même type d’outil, vu que R&D et pérennisation sont aussi les plus gros soucis des startups. Toutefois pour éviter la course à la rentabilité, la course aux licornes, la compétition de tous contre tous, la spéculation propres à la startup-nation et autres dérives… il resterait à inventer :
- une gouvernance ouverte et démocratique de ce genre de fonds d’investissement ;
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la structure juridique (société financière) qui gérerait ce fonds en assurant une lucrativité limitée et cette gouvernance, y compris dans le cas où l’AFD abriterait un tel fonds d’investissement.
Le système de tontine me semble aussi a posteriori intéressant, soit en imaginant un produit financier de l’AFD de ce type, soit en imaginant un outil numérique de « tontine virtuelle » pour comptabiliser des engagements/promesses financières parmi tous les membres : avec un système de points-crédits, chaque membres s’engageant sur des montants, et pas de vrais flux financiers, du moins tant qu’un projet et un opérateur ne sont pas choisis… A chaque tour de tourniquet un des membres de la tontine est désigné comme bénéficiaire et la somme lui est versée en direct par les autres membres…
C’était un peu long, peut-être un peu confus… Si vous avez tenu jusqu’ici merci et bravo d’avoir tout lu (!!) . Dites-moi ce que ça vous évoque, si vous pensez que je fais fausse route, que c’est réducteur, ou qu’il y a des effets pervers dans ces proposition…
Personnellement ça me passionne cette question …